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Coronavirus, travail et relations sociales : 7 évolutions nées dans la crise

Les crises sont des processus darwiniens qui poussent hommes et organisations à s’adapter, réviser leurs convictions et modifier leurs pratiques pour survivre et aller de l’avant. Celle-ci n’y fera pas exception et ses effets se feront évidemment sentir bien au-delà d’une refondation de notre système de santé. Transformés par l’épreuve du confinement ou du travail en mode dégradé, les salariés de demain ne seront pas les mêmes que ceux d’hier. Ils reviendront nécessairement avec des aspirations professionnelles nouvelles dans des entreprises simultanément confrontées à une conjoncture économique délicate. Les éléments sont donc réunis pour que, dans l’après-crise, les relations sociales et le travail obéissent à une nouvelle grammaire. Pour réussir cette refondation, mieux vaut anticiper les évolutions déjà en gestation dans la crise. Voici celles que nous avons identifiées et avec lesquelles il faudra compter.

I. Redéfinition de la “valeur travail”

“Nous découvrons la valeur de la santé quand nous tombons malades”, dit l’adage populaire. De la même façon, nous découvrons la véritable valeur des biens et des services dont nous bénéficions habituellement que lorsque nous en sommes privés ou sous la menace de l’être. À l’occasion de l’épidémie de Covid-19, nous avons personnellement et collectivement perçu cette réalité trop vite oubliée : le travail de chacun contribue au fonctionnement normal de la société et à l’agrément de la vie de tous. L’idée de “sens au travail” se trouve ainsi considérablement élargie et modifiée. Pour avoir du sens, un travail devait avoir de l’intérêt pour celui qui l’accomplit. On redécouvre qu’il a aussi du sens parce qu’il est utile pour la société et satisfait des clients. Le travail n’est pas une fiction : derrière chaque transaction opérée sur le marché, il y a un véritable besoin ou même un simple agrément. Ainsi, nous ne regardons plus du même oeil ceux qui nous permettent de bénéficier des produits ou services que nous achetons. Nous remercions aujourd’hui la caissière ou le livreur qu’on saluait à peine hier car nous réalisons désormais ce dont nous serions privés s’ils ne faisaient pas leur travail. Cette gratitude nouvelle n’est pas neutre. Elle révèle que les entreprises contribuent, par leur simple fonctionnement, au bien-être général. Et, en retour, elle oblige ces dernières à réévaluer à la hausse leur considération pour chacun de leurs salariés, même les plus modestes. Dans l’après Covid-19, la reconnaissance due à la contribution de chacun prendra une nouvelle importance et déterminera, plus que jamais, le climat social.

2. Modification de la hiérarchie des métiers

Cette redécouverte de la contribution de chaque salarié induit aussi une nouvelle hiérarchie professionnelle : des métiers autrefois dévalorisés se retrouvent auréolés d’un prestige inédit. C’est bien sûr vrai des soignants recevant chaque soir à 20 heures l’hommage de la population mais pas seulement. Il faut y adjoindre bien d’autres travailleurs autrefois jugés remplaçables mais que l’on découvre indispensables. “Ce sont ceux qui continuent chaque nuit et chaque matin de mettre en ligne ou en rayons, d’acheminer ou de livrer des milliers de produits que les citoyens confinés vont consommer le reste de la journée : logisticiens, caristes, manutentionnaires, chauffeurs, livreurs, caissières, aides à domicile… ils sont là, fidèles au poste et la peur au ventre”, écrit Denis Maillard (1), auteur, voici quelques mois, d’un ouvrage sur la révolte des Gilets jaunes (2). Autrefois maintenus à la périphérie de la société mais aussi du monde professionnel, les “soutiers” sont redevenus soudainement centraux parce qu’ils font tourner la machine économique. Ce constat peut déboucher sur un surcroît de cohésion ou, au contraire exacerber le ressentiment entre catégories socioprofessionnelles. “Soudainement, les titulaires des métiers les mieux payés nous apparaissent bien inutiles et leur rémunération exorbitante. L’un des premiers enseignements de la crise sanitaire, en somme, c’est qu’il est urgent de réétudier la ‘hiérarchie’ sociale des métiers, en accord avec nos valeurs et relativement à leur utilité réelle”, écrit la sociologue Dominique Méda (3). Au lendemain de l’épidémie, l’entreprise devra veiller à conjurer le risque de voir s’installer en son sein les tensions qui traversent la société. Dans une France menacée d’archipellisation, elle devra veiller à rester une communauté soudée.

3. Valorisation de l’expérience de terrain

En braquant le projecteur sur les professionnels qui agissent sur la ligne de front, l’épidémie de Covid-19 a aussi contribué à revaloriser les travailleurs de terrain et leur expérience du réel. La popularité dont jouit aujourd’hui le professeur Didier Raoult en est une autre illustration. Comme le souligne Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’Ifop, le professeur marseillais “a construit sa légitimité dans l’opinion et son audience sur le clash qu’il a pu avoir avec des représentants de l’establishment scientifique et médical”. Il a “rejoué la bataille du terrain contre l’establishment, contre les élites, contre les sachants”, si bien que “beaucoup de gens, sur les réseaux sociaux, défendent le professeur Raoult au nom du bon sens, du pragmatisme, au nom de ‘ceux qui font’, parce qu’il a les mains dans le cambouis face à des élites qui seraient déconnectées” (4). Cet engouement sonne comme un avertissement : dans le monde professionnel de l’après-Covid, il sera illusoire d’espérer diriger une entreprise sans recueillir le ressenti, l’opinion et les suggestions des différents travailleurs de terrain. Le monde d’hier, dominé par l’expertise, va devoir composer davantage avec l’expérience d’autres acteurs et s’enrichir de celle-ci. Inutile de dire que cela revalorise le rôle des managers, des élus du personnel et des représentants de proximité, à la fois courroies de transmissions des idées qui naissent dans l’entreprise et sismographes du climat social.

4. Redécouverte de l'entreprise communauté

Les crises sont toujours des moments de vérité durant lesquels chacun peu éprouver le réel au-delà du discours. C’est dans les épreuves de la vie que l’on découvre ses vrais amis, ceux sur qui l’on peut compter parce qu’ils sont solides et fidèles. Ce jugement vaut aussi pour les institutions telles que les entreprises. À l’occasion de l’épidémie de Covid-19, chaque salarié a ainsi, consciemment ou non, évalué l’attitude de son entreprise à son égard : “A-t-elle agi comme une communauté solidaire ou non ? Ai-je perçu des liens plus tangibles que ceux définis par mon seul contrat de travail ? Mon chef et mes collègues se sont-ils souciés de ma situation ? Ai-je été contacté par mon manager, mon responsable des ressources humaines ou par mon délégué du personnel ?” Autant de questions qui permettent d’opérer la distinction, mise en évidence par le sociologue Ferdinand Tönnies, entre la Gesellschaft, société fondée sur l’intérêt individuel, la compétition et le calcul, et la Gemeinschaft, communauté unie par des liens fraternels et transcendée par une histoire, une identité et des espoirs partagés (5). Faire vivre de tels liens ne va pas de soi aujourd’hui. “Sommes-nous capables de nous penser unis et solidaires face à l’épreuve sans pour autant nier nos différences et nos contradictions ?”, s’interroge le sociologue Jean-Pierre Le Goff (6). Faut-il le préciser ? Le climat social qui prévaudra au lendemain de la crise dans les entreprises, dépendra, pour une part déterminante, de leur capacité à s’ériger en véritables communautés humaines.

5. Évolution de la Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE)

Comme l’écrivait le philosophe italien Antonio Gramsci, “la crise est ce qui sépare l’ancien du neuf”. Ainsi, l’épisode du Covid-19 va inévitablement modifier notre perception commune du monde. “Le choc du coronavirus est en train de pulvériser un certain nombre de réflexes, d’idéologies et de croyances très enracinées”, observe l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine (7). Fin observateur des évolutions qui se déploient au plus profond des sociétés, le sociologue Michel Maffesoli fait ainsi le pronostic d’un ébranlement du mondialisme au profit du localisme, de la fluidité au profit de l’enracinement et des solidarités concrètes nées dans la proximité parce que, dit-il, “le lieu fait lien” (8). Une idée partagée par l’écrivain Sylvain Tesson qui fait le pari que “les passagers du train cyber-mercantile se livreront à un aggiornamento” en redécouvrant notamment “la vertu l’enracinement” (9). La fameuse Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) devra nécessairement prendre en compte ces nouvelles aspirations, par exemple, en prenant davantage en compte les devoirs que les entreprises se reconnaissent à l’égard du pays et du territoire où elles sont installées. Ainsi, nul doute que, dans leur stratégie économique et sociale, les entreprises devront davantage prêter attention à ne pas sacrifier le local au global.

6. Réévaluation des attentes à l’égard du travail

L’attention portée aux liens humains qui tissent les communautés de travail est d’autant plus importante qu’ils auront été mis à mal par l’expérience du confinement. Durant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, un grand nombre de travailleurs ont été séparés de leurs collègues par le chômage partiel ou le télétravail. Cette expérience, couplée à l’obligation de confinement, va nécessairement modifier leur rapport au travail. Comme l’écrit la sociologue du travail Dominique Méda, “nous allons apprendre énormément de choses sur la place du travail dans nos vies” (10). Certains, redécouvrant les plaisirs de la vie de famille et du temps libre, vont souhaiter réévaluer à la baisse leur niveau d’engagement dans leur entreprise. D’autres, au contraire, vont expérimenter que leur bureau ou leur atelier leur manque et que leur travail, loin de représenter une corvée, est essentiel à leur bien-être et à leur équilibre. “Les gens ont besoin de se voir, d’échanger, de se déplacer. Nous sommes contraints en ce moment d’inventer l’économie sans contacts, cela va nous faire redécouvrir la valeur des liens professionnels entre collègues”, écrit l’économiste François Lenglet (11). Une chose est sûre : pour des millions de salariés, la crise actuelle aura été une occasion de réflexion sur leur travail. Les questions de télétravail, d’équilibre entre vie privée et professionnelle et, plus globalement, de qualité de vie au travail (QVT) vont donc prendre, dans les mois et les années à venir, une importance croissante, notamment dans les négociations sociales.

7. Accélération de la transformation des entreprises

L’évolution du rapport au travail va inévitablement s’articuler avec une réflexion plus globale sur le fonctionnement de l’entreprise. “La nécessité brutale dans laquelle nous plonge l’épidémie fait réfléchir les entreprises comme elles n’ont jamais le temps de le faire, sur leurs processus de production, sur l’efficacité, sur ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Ça laissera des traces”, prédit François Lenglet (12). Ici encore, la crise va rebattre les cartes et agir comme un révélateur et un accélérateur de changement. L’enjeu sera alors de parvenir à faire de cette inévitable transformation une occasion de mobilisation de l’ensemble des acteurs de l’entreprise plutôt qu’un nouveau chemin de douleurs et de rancoeurs parsemé de conflits et de blocages. Ce dossier, rendu encore plus sensible par les marges budgétaires limitées dont disposeront les entreprises après plusieurs mois de fonctionnement au ralenti, va mettre les nouveaux CSE au centre du jeu : seront-ils à même de remplir leur rôle en traitant de façon transversale et positive les enjeux stratégiques de l’entreprise ?

(1) Philonomist, 23/03/2020. (2) Une colère française, Éditions de l’Observatoire, mars 2019, 136 p. (3) Pour l’Eco, 18 mars 2020. (4) Europe 1, 12/04/20. (5) Communauté et société, par Ferdinand Tönnies, 1887. (6) Le Figaro, 24/03/20. (7) Le Figaro 22/03/20. (8) Le Courrier des stratèges, 20/03/20. (9) Le Figaro, 19/03/20. (10) Pour l’Eco, 18 mars 2020. (11), (12) Le Figaro, 24/03/20.

Jean-François Guillot

Président Cardinale sud

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